Ma dernière consultation chez Sigmund Freud
- Sofiane MI
- 26 nov. 2024
- 6 min de lecture
Cela fait désormais huit ans que je fais des cauchemars presque chaque nuit. Ces rêves, que je prends souvent pour réels, se distinguent par la diversité de leurs scénarios.
Il me semble, ou du moins je crois qu’une tension subtile s’agite dans les méandres de mon esprit, comme si deux forces invisibles, l’une brute et l’autre ordonnée, livraient une bataille silencieuse au cœur de mes nuits tourmenté.
Et pourtant, malgré ce tumulte intérieur, ma vie en apparence semble avoir suivi un cours paisible.
Je dois avouer qu'elle a été, pour ainsi dire, un long fleuve tranquille. J’ai grandi au sein d’une famille aimante, entouré de mes parents, de mon frère et de ma sœur. Ma scolarité, quant à elle, reflète le fruit d’un travail rigoureux à la maison, toujours soutenu et encadré par mes parents.
Sans grande surprise, j'ai naturellement suivi une voie professionnelle exigeant de solides aptitudes intellectuelles. Je suis aujourd'hui architecte d'intérieur au sein d'une entreprise bien établie et reconnue. Je suis marié depuis cinq ans à une femme remarquable, médecin de profession.
Ensemble, nous avons la joie d’élever un adorable garçon âgé de sept ans et demi. Nous vivons dans une charmante demeure, décorée au goût du jour.
Et je dois dire que, malgré cette vie familiale épanouie, une ombre persiste dans mon esprit : ces rêves troublants qui ne cessent de me hanter. Devenant de plus en plus effrayant, j'ai décidé de prendre contact avec un homme du nom de Sigmund Freud, psychanalyste.
Nous nous sommes rencontrés à deux reprises en l’espace d’une semaine. C’est Wilhelm Fliess, un ami et collègue de ma femme, qui me l’avait présenté lors d’une soirée dans un pub animé de la ville.
Freud. Il était cet homme, à la fois charismatique et d’une autorité intellectuelle indéniable. Il exerçait sur moi une fascination profonde, mêlée d’une admiration presque instinctive. Son cabinet était d'un véritable écrin, débordant d'objets rares, de sculptures antiques et de livres anciens aux couvertures patinées par le temps. À chaque séance, lorsque je m’allongeais sur ce divan recouvert d’un somptueux tapis persan, une étrange solennité semblait imprégner l’atmosphère.
Il prenait place derrière moi, guidant le fil de mes récits saisissant, avec une acuité rare, les intrications profondes de mon esprit. Chaque séance semblait me rapprocher un peu plus d'une vérité enfouie, jusqu'à ce dernier rendez-vous, il y a un mois, qui marqua un tournant décisif.
Et je dois avouer qu’elle fut… bouleversante. À peine allongé sur ce divan, il me demanda de lui raconter le rêve qui m’avait le plus marqué, le plus éprouvé. Sans hésitation, je lui évoquai celui d’il y a six mois, un cauchemar qui, même après tout ce temps, me laissait un goût amer.
Dans ce rêve, je sortais d’un rendez-vous avec des clients pour réharmoniser l’espace intérieur de leur maison. En quittant la propriété, une pluie lourde et poisseuse se mit à tomber, transformant les pavés sous mes pieds en une boue dense et collante. Je m’efforçais d’avancer, mais à chaque pas, il me semblait m’enfoncer davantage. Une silhouette indistincte m’attendait au bout d’une allée bordée d’arbres tordus, leurs branches s’élançant comme des griffes. En approchant, je réalisai que la silhouette était celle d’une statue vivante, mi-humaine, mi-rocailleuse, aux traits flous, mais étrangement oppressants. Elle tendit la main vers moi, et, bien que figée dans une immobilité glacée, je sentis une pression sur mon épaule, une force invisible qui m’immobilisait. Le sol s’ouvrit alors sous mes pieds, et je tombai dans une pièce sans issue, où les murs étaient tapissés de miroirs. Mais ces miroirs ne reflétaient pas mon image. À la place, ils projetaient des visages tordus de douleur, des murmures sourds résonnant comme des échos d’une souffrance muette.
Dans cette pièce, j’étais nu, dépouillé, incapable de bouger, tandis qu’un courant d’air glacial serpentait autour de moi, comme une main spectrale explorant chaque partie de mon être. Une porte invisible semblait s’ouvrir quelque part, mais à chaque fois que je tentais de m’en approcher, elle disparaissait dans un brouillard épais. L’étau invisible continuait de me serrer, et je me réveillai en hurlant, envahi par une honte inexplicable, comme si quelque chose m’avait été volé dans cette obscurité insaisissable.
Je racontai tout cela à Sigmund, le souffle court, en me demandant encore ce que ce cauchemar pouvait bien signifier. Il m’expliqua que j’avais probablement relégué dans mon inconscient un souvenir à la fois inacceptable et troublant, en utilisant le mécanisme du refoulement.
Il poursuivit en m’expliquant que ce processus de refoulement était une sorte de mécanisme de défense de l’esprit, une façon pour moi de préserver ma stabilité en reléguant ce souvenir au plus profond de mon inconscient. Cependant, ajouta-t-il, ce souvenir refoulé ne disparaît jamais vraiment. Il se manifeste sous d’autres formes, dans des cauchemars, des angoisses inexplicables ou des comportements troublants. Il évoqua ensuite l’idée que les symboles dans mon rêve — la statue oppressante, les miroirs aux visages tourmentés, l’étreinte invisible — pourraient être des fragments déguisés de cette vérité enfouie, une tentative voilée de mon esprit pour ramener à la surface ce que je refusais d’affronter. « Votre inconscient », dit-il en marquant une pause, « est comme une pièce sombre que vous avez verrouillée il y a longtemps. Mais parfois, une fissure laisse entrevoir ce que vous avez voulu y cacher. Ces rêves… ils sont peut-être cette fissure. »
Je restai silencieux, les mots résonnant en moi avec une intensité troublante. Sigmund continua, l’air grave, mais bienveillant : « Il est possible que ce souvenir soit lié à une expérience douloureuse, quelque chose d’intrusif, de transgressif, qui vous a marqué sans que vous puissiez le nommer. Mais à présent, votre esprit semble vous demander de l’affronter, de le comprendre, pour pouvoir enfin vous en libérer. »
Ces paroles me laissèrent désemparé. Mon esprit s’emballait, cherchant désespérément à reconstituer le puzzle. Était-il possible que ce rêve soit une clé, un message codé de mon inconscient ? Et si oui, étais-je prêt à découvrir ce qu’il dissimulait ? C’est alors que je rentrai chez moi, l’esprit embrouillé, que, soudain, en posant un regard attentif sur mon fils, une clarté brutale s’imposa à moi. Tout, absolument tout, me revint à l’esprit d’un seul coup : la résurgence mnésique.
Un souvenir profondément enfoui dans mon inconscient refit surface avec une intensité saisissante : celui où, entre mes 6 ans et mes 8 ans, j’avais été violé à mainte reprise. Ces scènes, se redéployaient dans ma mémoire avec une netteté troublante — les détails oubliés, les émotions enfouies, la sensation d’impuissance. Tout semblait surgir d’un passé longtemps verrouillé, comme un puzzle reconstitué en un instant, me laissant face à une vérité que j’avais trop longtemps évitée.
C’était mon oncle, le frère de mon père. Cet assassin. Qui, lorsque mes parents me déposaient chez lui, s'adonnait à ses pulsions criminelles. Je crois que, mes cauchemars ont en réalité commencée le jour où j’ai appris que j’allais devenir père. Comme si cette nouvelle, bouleversante et magnifique, avait fissuré les murailles de mon esprit, libérant les fantômes d’un passé que je m’efforçais d’oublier.
Si j'étais véritablement honnête avec moi-même, je pourrais admettre que mes désirs pulsionnels, ces élans sombres et enfouis, auraient pu me pousser parfois à reproduire sur mon propre fils ce que j'avais enduré enfant. Mais ces impulsions, aussi terrifiantes soient-elles, se heurtaient violemment à mon sens moral, à cette barrière infranchissable qu'est cet interdit fondamental. J'avoue que... Ces souvenirs sont insupportables. Ils me déchirent de l’intérieur.
Je ne peux en parler à personne. Qui me comprendrait ? Personne. Mes parents en riraient, ma femme en pleurerait, Sigmund, lui, les analyserait. Je suis seul face à ce poids, incapable de le porter, incapable de l’oublier.
C’est pour cela que j’écris. Debout au bord de la falaise, là où le vide semble être la seule échappatoire. Le vent siffle à mes oreilles, mais il ne parvient pas à couvrir les murmures incessants de mon esprit.
Depuis cette résurgence, mon cœur est une pierre, lourde et froide, incapable de trouver un battement qui ne soit pas douloureux. Chaque souffle que je prends semble être une bataille perdue d’avance, une tentative vaine d’exister dans un monde qui m’a dérobé tout ce que j’étais. Le vide devant moi paraît étrangement apaisant, une promesse silencieuse de repos, là où cette douleur infinie ne pourrait plus m’atteindre.
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