Toi, Roxanne, femme de 38 ans, secrétaire, frêle mais déterminée, roule paisiblement en respectant les 80 km/h autorisés sur cette départementale, sous un ciel légèrement nuageux mais sec. Soudain, devant toi, apparaît une vieille Clio de 1996, conduite par un vieillard de 89 ans dont l'aptitude à conduire semble incertaine. Il se traîne à 50 km/h, un choix qui met ta patience à rude épreuve. La décision est prise : tu le doubles.
Tu vérifies rapidement le rétroviseur intérieur, extérieur, l'angle mort, enclenche le clignotant, et là… Boom !
À peine l'idée de doubler t'effleure-t-elle que, sans crier gare, Julien, 42 ans, maçon à la carrure imposante et à la voix rocailleuse, surgit derrière toi et percute violemment ton pare-chocs arrière.
Instantanément, les noms d'oiseaux fusent dans l'habitacle, des deux côtés : « Putain ! il aurait pas pu freiner ce con ! » ; « Quelle connasse, celle-là, avec sa Fiat de fiote ! »... Tandis que tu cherches désespérément un endroit sécurisé pour établir ce fameux constat "à l'amiable", ton corps compose un cocktail chimique intense. Un mélange de cortisol, neurotransmetteur lié au stress et à l'anxiété ; de noradrénaline, qui prépare le corps au combat ou à la fuite ; d'adrénaline, intensifiant la réponse en améliorant le rythme cardiaque et la vigilance ; et de glutamate, amplifiant la transmission des signaux nerveux pour aiguiser chaque perception et réflexe, déferle en toi.
Le temps semble interminable, mais ça y est, tu es enfin garé sur le côté.
À cet instant, plusieurs perspectives s'offrent à toi :
Première possibilité : Julien sort de sa voiture, sympa, reconnaît humblement sa faute, s'excuse platement et remercie le ciel que rien de plus grave ne soit arrivé. Julien est intelligent.
Deuxième possibilité : Julien prend la fuite, littéralement. Dans ce cas, j'espère que tu as eu le temps de noter sa plaque d'immatriculation : elle te sera bien utile pour porter plainte.
Troisième possibilité : Julien sort de son véhicule avec une attitude désinvolte. Il minimise l'accrochage, t'assure que ce n'est "rien de grave" et tente de te dissuader de faire un constat. Face à son insouciance, tu dois décider : soit tu te laisses convaincre, soit tu insistes.
Quatrième possibilité : Julien descend de sa voiture, mais la tension monte immédiatement. En colère et convaincu que tu es en tort, il se montre agressif. Une joute verbale éclate, transformant le constat "à l'amiable" en champ de bataille.
Attardons-nous sur la quatrième possibilité. Bien sûr, aucun policier en vue, aucun témoin. Personne pour intervenir si la situation dérape.
Julien se dresse face à toi, un homme dont les intentions ne nécessitent aucun mot pour être compris.
Un ensemble de règles, sociales et tacites, s'impose : celui de te taire. Oui, l'androcentrisme, en tant que système de normes et de valeurs, impose la domination masculine, telle que Pierre Bourdieu l'a conceptualisé.
Tu te retrouves pris dans cet ordre implicite, Une attente pesante plane, celle de ta soumission, dictée par des siècles de codes sociaux et de symboles invisibles.
Ce n'est pas seulement Julien que tu as en face de toi, mais une figure plus vaste, plus diffuse. Tout ici te rappelle que ta parole n'a pas sa place, que ta présence même transgresse cet ordre tacite qui exige ton silence.
Roxanne, à moins que tu as pratiqué le judo ou le jiu-jitsu depuis l'âge de quatre ans, appris à maîtriser chaque geste et à contrôler tes réactions en pleine confrontation, tu n'es pas de taille ici.
D'ailleurs, tu sens bien qu'un seul mot, un geste de trop, pourrait envenimer la situation de manière drastique. Ton neuro-cocktail s'emballe : un mélange de cortisol et de noradrénaline qui te plonge dans un état de confusion totale, incapable de produire la réponse adéquate. Ton cœur s'emballe, presque paralysé. Comment s'en sortir ?
Tu essaies tant bien que mal d'apaiser la situation que Julien impose, conscient que tes mots portent des significations pouvant soit désamorcer la tension, soit l'exacerber. Cette interaction est un jeu de significations où chaque geste, chaque intonation, devient un symbole qui définit qui a le pouvoir.
Julien en profite. Il connaît les règles sociales, du moins il perpétue un ordre établi depuis l'aube des temps.
Tu négocies, tentes de le faire raisonner, d’ancrer un semblant de logique dans ce face-à-face tendu. Chaque mot que tu prononces est pesé, mesuré, pour ne pas déclencher l’irréparable. Tes phrases glissent, mais il reste impassible, son regard sombre rivé sur toi, comme un prédateur qui observe patiemment sa proie. Tu sens que chaque seconde qui passe fait basculer un peu plus la balance, que ta tentative de dialogue n’est qu’un fil fragile suspendu au-dessus du vide.
Roxanne, à l'avenir, tu sauras que Julien s'inscrit parfaitement dans un habitus de domination, renforcé par un androcentrisme qui valorise la force et l'agression, perpétuant un schéma où ta voix n'a pas sa place ici.
Chaque geste, chaque intonation, chaque regard font partie d'un schéma qui le dépasse autant qu’il l’incarne. Julien ne réagit pas, il exécute presque instinctivement les codes de ce rôle qui lui confère le pouvoir et la stature. Ce n'est pas une question de choix, mais de trajectoire sociale : il est façonné pour imposer, pour écraser, pour ne laisser aucune place à l'argument ou à la négociation. Julien agit comme un chien masochiste, en proie à un cycle sisyphien. Il ne réfléchit pas ; il se conforme aux directives qui lui sont imposées, et cela lui procure une satisfaction.
Roxanne, laisse tomber, retiens discrètement sa plaque, remonte dans ta voiture et appelle les flics.
Trop drôle 😂mais super analyse !